Friday, August 28, 2020

Parfumerie : comment capter l'odeur de l'époque - Les Échos

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Comme chaque année, la rentrée s'annonce riche en lancements de parfums. D'un côté, les nouveaux piliers de marque avec cette saison My Way, le dernier grand féminin d'Armani, Voce Viva du côté de Valentino, Fils de joie de Serge Lutens ou encore Météore, le masculin de Louis Vuitton. Et de l'autre, les variations telles que Coco Mademoiselle Eau privée de Chanel, J'adore Eau de parfum Infinissime chez Dior, L'Interdit Eau de parfum intense de Givenchy ou Idôle Intense de Lancôme. A l'instar du secteur de la mode ou du maquillage, l'enjeu est de capter « l'air du temps ». Que réserve le cru 2020 ? Les gourmands persistent-ils encore cette année ? La vanille fait-elle une percée parmi les notes olfactives ? Quels messages transmettent les jus féminins et masculins ?

Chaque création doit respecter un équilibre délicat et jongler avec différents paramètres, que ce soit la conviction d'un créateur, l'esprit d'une époque, l'intimité de chacun. « Le parfum s'inscrit dans des tendances beaucoup plus longues que la mode ou le maquillage. Son temps de développement et de fabrication s'étend en moyenne sur deux ans, depuis le choix du nom et les premiers essais du parfumeur jusqu'à la mise en place sur les linéaires des points de vente », constate Francis Kurkdjian dont la maison lance cette rentrée L'Homme à la rose.

Héritage et transmission

Une autre raison de cette longue temporalité est liée à l'essence même du parfum. Sauf s'il est conçu comme une édition limitée, il est voué à perdurer dans le temps, à monter dans les classements des best-sellers en dépassant les modes qui se succèdent. Aucune marque ne lance donc un jus pour sortir des ventes l'année suivante. « Il y a toujours quelque chose d'intemporel, de l'ordre de l'héritage et de la transmission de génération en génération, de grand-mère à petite-fille, de père à fils… Il faut une grande sensibilité au monde pour réussir à saisir l'esprit du moment tout en anticipant les changements qui peuvent s'opérer dans la société », constate Pierre Bisseuil, cofondateur du collectif The Prospectivists, spécialisé en prospective et en design stratégiques.

Il faut une grande sensibilité au monde pour réussir à saisir l'esprit du moment tout en anticipant les changements qui peuvent s'opérer dans la société

« Aujourd'hui, on ne travaille plus sur le thème du sentiment amoureux comme il y a vingt ans, les relations homme-femme ont changé. Quels discours les marques peuvent-elles tenir après l'épisode '#metoo' ? Comment concevoir un jus pour homme avec l'effondrement des codes de la masculinité traditionnelle ? » poursuit-il.

Une histoire de chimie

On doit à ces molécules de synthèse quelques tendances phares et leurs best-sellers.

· Les aldéhydes, identifiés en 1835. Il en existe plusieurs, certains sentent le fer à repasser, d'autres les agrumes. On leur doit la famille des aldéhydés avec Chanel N°5 (1921), Calèche d'Hermès (1961), Rive Gauche d'Yves Saint Laurent (1971).

· La coumarine, isolée en 1868. Sans son odeur tabacée et amandée, pas d'accord fougère emblématique des jus masculins. On la retrouve dans Pour un homme de Caron (1934), Azzaro pour Homme (1978), Le Mâle de Jean Paul Gaultier (1995).

· La calone, créée en 1966. Sa fraîcheur marine inspira de beaux jus « aquatiques » : Acqua Di Gio (1996), Cool Water de Davidoff (1988), L'Eau d'Issey d'Issey Miyake (1992).

· L'éthyl-maltol, mis au point en 1969. C'est à sa puissante note sucrée et caramélisée que l'on doit toute la vague des gourmands… Angel de Mugler (1992), La Petite Robe Noire de Guerlain (2009), La Vie est Belle de Lancôme (2010).

« L'image de l'homme évolue en parfumerie »

Certains jus de la rentrée illustrent ces questionnements, notamment L'Homme à la rose de Maison Francis Kurkdjian. Ici, la fleur reine de la parfumerie est travaillée en soliflore et sur le mode de la fraîcheur, un usage principalement réservé aux compositions féminines. Sans avoir une approche aussi radicale, Legend Eau de parfum de Montblanc et Fusion d'Issey chez Issey Miyake bousculent également les codes du genre. Le premier intègre du magnolia à un classique accord fougère et le second nuance la virilité de notes sombres et boisées par une touche de noix de coco. « L'image de l'homme évolue depuis peu en parfumerie. Le conformisme dans lequel on l'a longtemps enfermé est en train de disparaître. De la même façon qu'en mode avec des couleurs comme le rose, le mauve ou le bleu pastel, on ose plus que jadis avec de nouvelles approches de la fraîcheur, des notes orientales ou florales », explique Jacques Cavallier-Belletrud, le parfumeur de Louis Vuitton qui lance son sixième masculin, Météore, une composition vive et fusante autour du poivre et de la noix de muscade.

La pandémie que nous vivons a elle aussi bousculé les codes et les tendances. Pour mieux appréhender de telles épreuves qui peuvent influencer le parfum, les marques et les laboratoires de composition entreprennent des études pour prendre le pouls du public. Dernière en date, celle d'IFF auprès des consommateurs américains et français. « Pour 60 % des personnes interrogées, le parfum représente quelque chose d'essentiel. Et 45 % des consommateurs attendent qu'il booste leur humeur et leur apporte du réconfort. Cet aspect a d'ailleurs pris toute sa dimension lors du confinement. Ainsi, la plupart des Américains ont acheté des jus pouvant leur apporter un sentiment de joie », raconte Judith Gross, vice-présidente création, design et marketing fragrances chez IFF. « La fonction du parfum est en train de changer, elle touche plus profondément à l'âme, à l'équilibre, au rapport aux autres et ce, de façon extrêmement variée. »

Besoins de naturalité

Les parfumeurs sont en première ligne pour constater de tels changements car ceux-ci impactent directement leur écriture olfactive. Dans leur choix des ingrédients, celui des accords ou de la structure qui permettra de nuancer la tenue et le volume du sillage. « Cette problématique s'est amplifiée avec le confinement. Nous manquions cruellement de contact, communiquer par téléphone ne suffisait pas, on avait besoin d'être connecté autrement qu'avec la voix pour percevoir les émotions d'autrui dans les gestes ou l'expression du visage, raconte Jacques Cavallier-Belletrud. Le port du masque et la distanciation sociale que nous vivons en ce moment vont modifier nos comportements. Par exemple, puisque l'on ne peut plus s'embrasser, il n'est plus possible de sentir le parfum des autres en s'approchant. Or l'odorat est au coeur de nos rapports humains et l'un des meilleurs moyens de sonder une personne. Bouleverser ces interactions a forcément une influence sur la création. J'en fais d'ailleurs l'expérience puisque je dois garder un masque au quotidien. Je comprends pourquoi les Asiatiques ont du mal avec l'usage occidental du parfum. Ils vivent cette distance sociale depuis des générations mais, sous nos latitudes, nous allons devoir nous adapter… Pour un parfumeur, c'est une vraie question. Je n'ai pas encore la réponse mais j'y travaille. »

©Tatiana Boyko pour Les Echos Week-end

D'autres grandes tendances sont en train de bouleverser les codes en parfumerie, notamment les besoins de naturalité et d'écoresponsabilité. Certains les voient comme de nouvelles aspirations générées par l'épidémie, d'autres sont plus circonspects : « J'entends souvent parler de tendances 'post-Covid' à leur sujet. Je crois surtout qu'elles étaient présentes dans l'air du temps depuis quelques années et que le contexte actuel n'a fait qu'accélérer le phénomène, explique Véronique Gautier, directrice générale international d'Armani Beauty. A titre d'exemple, le développement de notre nouveau féminin, My Way, a démarré il y a trois ans, or dès le début nous y avions intégré les dimensions environnementales et sociétales. C'était la volonté de Monsieur Armani comme du groupe L'Oréal et d'autant plus naturel que cela s'inscrivait dans une approche initiée il y a dix ans avec Acqua For Life. Il s'agit d'un programme destiné à fournir de l'eau potable aux populations qui y ont un accès difficile dans le monde. Pour My Way, nos engagements se sont concrétisés avec le produit lui-même : le flacon dispose d'un système de recharge totalement innovant qui permet de diviser par quatre la consommation de plastique, de métal et de carton, et le parfum intègre des ingrédients naturels issus du sourcing responsable. »

De nombreux acteurs ont des approches similaires à celles d'Armani. Du côté des matières premières, le parfum, la démarche avait déjà été engagée depuis quelques décennies par des laboratoires de composition comme Firmenich, Givaudan ou IFF et des marques dotées d'un parfumeur maison telles que Chanel, Dior ou Guerlain. D'autres leur ont emboîté le pas jusqu'à en faire un argument de créativité et d'innovation. Pour son nouveau féminin, Angel Nova, Mugler a utilisé une essence exclusive de rose Damascena issue de « l'upcycling » de pétales déjà distillés.

Jouer sur la gourmandise

Si des événements peuvent accélérer des tendances qui étaient déjà dans l'air du temps, d'autres comme les grands courants olfactifs évoluent lentement et ce, quels que soient les bouleversements. Les parfumeurs s'accordent pour constater qu'ils persistent généralement sur une génération, voire sur trente ans. La famille qui remporte la palme de la longévité est celle des gourmands, initiée par Angel de Mugler. Ce jus lancé en 1992 jouait sur le gustatif avec une puissante note pralinée contrebalancée par un patchouli opulent. Plus de trois décennies plus tard, la gourmandise est toujours là, via des notes tout aussi addictives qui mettent là encore l'eau à la bouche. A l'image de l'accord sucré choisi pour Good Girl Suprême de Carolina Herrera, ce sera une fleur d'oranger de pâtisserie, ou de la noisette comme dans le réussi Aimez-moi comme je suis, le nouveau masculin de Caron. On aura aussi du caramel ou de la vanille, une épice que de nombreuses marques ont choisi de travailler.

©Tatiana Boyko pour Les Echos Week-end

Certaines l'appréhendent sur le mode de l'épure comme Fragonard, avec une belle composition tout simplement baptisée « Vanille ». D'autres préfèrent la faire chanter en duo avec des notes boisées telles que le vétiver pour lui offrir davantage de profondeur et de volupté. Ce sera le choix de Givenchy pour L'Interdit Eau de parfum intense ou d'Yves Saint Laurent pour Libre, aussi proposé en version Eau de parfum intense. Mais qu'on ne s'y méprenne pas, nuancée ou non de bois, la gourmandise est bien là, encore et toujours. Et ce n'est pas un hasard. Cette catégorie de notes compte parmi les rares tendances olfactives qui se sont fermement installées dans la vie quotidienne du public par l'odeur mais aussi par le goût, via l'alimentation, l'hygiène ou les loisirs. Bref, tout ce qui participe à l'éducation et au développement d'un individu dès son plus jeune âge…

La vague des grands floraux

Pour autant, le gourmand n'est pas la seule tendance à dominer le marché. D'autres se développent en parallèle, parfois en réaction à cette dernière, parfois revenant sur le devant de la scène dans un mouvement cyclique. L'une d'entre elles est la vague des grands floraux. Ils font leur retour à puissant renfort de bouquets de fleurs blanches qui réinventent des accords mythiques comme celui de la tubéreuse initiée par Fracas de Piguet en 1947. Ce choix est celui d'Armani pour My Way et de Dior pour J'adore Eau de parfum Infinissime. Du côté de Valentino, on a préféré le jasmin et la fleur d'oranger pour le nouveau Voce Viva. Même combat pour Fils de joie de Serge Lutens, une composition qui fait elle aussi la part belle au jasmin, cette fois en duo avec un ylang-ylang rehaussé de miel et de notes animales. De tels partis pris permettent aux marques de surfer sur plusieurs aspirations du public : le besoin de naturalité grâce aux impressions florales et celui de la tradition par des références aux valeurs sûres de la parfumerie.

Le parfumeur part d'un thème ou d'une référence qu'il tente d'emmener ailleurs avec l'espoir d'en faire une création qui s'inscrira dans son époque

« Je me suis interrogé sur ce qu'est une création qui traverse le temps et intègre de nouvelles tendances. Je pense que c'est par l'alliance d'une référence classique et d'une révolution contemporaine qui en prend le contre-pied, explique Francis Kurkdjian. La pyramide du Louvre illustre bien ce principe. L'architecte Ming Pei a repris les lignes d'un mythe de l'architecture, la pyramide de Khéops, tout en le détournant. D'opaque et secret, le monument est devenu transparent par le verre, ce qui était un tombeau impénétrable est désormais une entrée accueillante du musée. Finalement, le parfumeur agit un peu de même quand il commence une composition. Il part d'un thème ou d'une référence qu'il tente d'emmener ailleurs avec l'espoir d'en faire une création qui s'inscrira dans son époque… »

Grâce aux variations (ou « flankers ») de jus existants, les marques ont régulièrement l'opportunité d'adapter leurs parfums aux tendances du moment. Davantage de gourmandise ? Lancôme lancera Idôle L'Intense nuancé de vanille. Un besoin de profondeur et de mystère ? Ce sera L'Ombre des Merveilles chez Hermès, sublimé de fève tonka et d'encens. Une envie de douceur et de réconfort ? Chanel proposera Coco Mademoiselle Eau privée tout en caresse musquée.

« Pour ces exercices, créer au sein d'une maison qui possède des classiques comme Shalimar, Mitsouko ou L'Heure bleue est une chance car ils offrent de multiples possibilités de réinterprétation. Mais ce sont également des repères pour le parfumeur aussi bien que pour le public : ces créations centenaires ont réussi à traverser les événements et les épreuves du temps », constate Thierry Wasser, le nez « maison » de Guerlain, qui lance Shalimar Philtre de parfum. « Cette nouvelle version est travaillée avec une surdose de vanille à la fois chaude et enveloppante. On vit une période difficile chargée d'incertitude, s'entourer de tout ce qui peut rassurer et apporter du réconfort est bienvenu. » Et le parfum y contribue aisément.

Trois questions à Giorgio Armani

1. Vous expliquiez récemment qu'en mode, les tendances risquent d'être de moins en moins pertinentes avec le temps. Portez-vous le même regard sur le parfum ?

J'en suis persuadé. Ceci vaut aussi bien pour la mode que pour les parfums. Il y a sans doute des fragrances qui capturent l'esprit du temps, comme par exemple les parfums particulièrement intenses et enveloppants des années 1970 et les eaux unisexes des années 1990, mais la réalité est qu'un bon parfum est intemporel, parce qu'il exprime quelque chose d'indescriptible, à la fois abstrait et concret. Être intemporel est pour moi la plus grande qualité. Cela ne signifie pas faire abstraction du moment présent, mais le capturer pour ensuite le sublimer. Il s'agit d'un travail extrêmement subtil, auquel on arrive par soustraction. J'applique la même méthode en mode qu'en parfumerie. My Way, avec sa devise « I am what I live » (« Je suis ce que je vis »), est une célébration du voyage personnel, des expériences et des contacts qui font de nous qui nous sommes. C'est un message d'ouverture, qui est toujours valable.

2. À défaut de tendance, peut-on alors parler de capter l'air du temps, les aspirations et les envies d'une époque à un moment donné ? On évoque notamment beaucoup ces temps-ci les grandes questions sur les responsabilités sociétales et environnementales…

En ce qui me concerne, mon travail consiste justement en ceci : saisir l'esprit des temps, parfois aussi l'anticiper et le lire à travers le filtre de mon goût esthétique. Au fil des années, j'ai saisi le désir d'émancipation des femmes, la nouvelle masculinité des hommes, l'affirmation d'une féminité plus subtile. Ces traits restent des piliers de mon monde, mais ce qui aujourd'hui m'intéresse tout particulièrement est la responsabilité que nous tous avons en tant qu'habitants de cette planète : responsabilité vis-à-vis de l'environnement, que nous devrions laisser à ceux qui viendront après nous le plus intact possible, mais aussi à l'égard d'autres cultures, dont la richesse et la diversité sont un bien immense qui doit être protégé.

3. Le film publicitaire de My Way parle de la richesse des rencontres et des échanges entre les cultures. Ce message résonne particulièrement ces temps-ci…

Parce que malgré la mondialisation, la tendance est de revenir à s'enfermer, à ériger des barrières, à discriminer. Et la pandémie qui nous a frappés n'a fait qu'aggraver cette situation. Je reste un fervent défenseur du métissage, parce que le progrès naît de la rencontre et de l'échange. Les voyages, physiques et de l'esprit, élargissent nos possibilités personnelles et My Way exprime ce concept.




August 28, 2020 at 02:30PM
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