Saturday, July 11, 2020

Christine Nagel : comment je suis devenue nez des parfums Hermès - ELLE France

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ELLE. Racontez-nous votre parcours. Comment avez-vous décidé de devenir nez ?
Christine Nagel. Je suis de nationalité suisse et de mère italienne, élevée loin de Grasse et de l’univers de la parfumerie. Ma rencontre avec le parfum s’est faite relativement tard, j’avais 20 ans, à travers mes études en chimie organique et ma première expérience professionnelle chez Firmenich, une entreprise de création de fragrances et d’arômes à Genève. Le maître-parfumeur espagnol Alberto Morillas, que j’apercevais des fenêtres de mon bureau, faisait sentir ses essais à deux jeunes femmes. J’ai été alors spectatrice d’une scène déterminante car j’ai vu leurs sourires, j’ai ressenti leurs émotions, j’ai perçu leurs plaisirs. A cet instant précis, j’ai su, j’ai eu la conviction même, que ce métier qui permettait de donner tant était fait pour moi.
C’est finalement par l’infiniment petit que j’ai découvert la grandeur et la richesse de la parfumerie. Et puis les belles rencontres ont jalonné ma vie, avec Michel Almairac en particulier dont je suis devenue l’élève et qui m’a tant appris. J’ai eu envie de devenir parfumeur, d’apprendre, d’expérimenter et de me perfectionner. Je n’ai pas eu peur, je crois, de prendre des risques. Cela m’a souri.
 
ELLE. Quel a été votre premier souvenir olfactif ?
Christine Nagel. Le talc italien Boro Talco est mon véritable premier souvenir olfactif. D’ailleurs, je retrouve souvent dans la parfumerie italienne cette note héliotrope, celle qui a bercé tous les enfants italiens, moi compris, dans leur tout jeune âge. C’est un peu ma madeleine de Proust. C’est aussi le parfum du sac de ma grand-mère. Il avait une odeur poudrée, douce qui reste profondément ancrée dans mon esprit. J’ai découvert en arrivant chez Hermès que c’est cette même histoire qui a inspiré la création du premier parfum féminin d’ Hermès, la légendaire Eau d’Hermès, l’odeur de l’intérieur d’un sac de femme.

« Je décide des histoires que je vais raconter. »

ELLE. Quelles sont vos inspirations lors de la création ?
Christine Nagel. Je travaille pour une maison à la création et à l’histoire formidablement riches. Les univers sont foisonnants, les sources d’inspiration sont sous mes yeux, quotidiennement. Elles sont le fruit de rencontres, de découvertes des métiers et des savoir-faire, des traditions. La maison aime à dire qu’il n’y a pas de création amnésique, pas de création sans mémoire. C’est tout à fait vrai en ce qui me concerne.
 
ELLE. Justement, comment créez-vous vos parfums ?
Christine Nagel. Hermès est une maison ou les artistes ont énormément de liberté. Ce sont eux qui donnent le ton. Dans d’autres structures, ce sont le marketing et la stratégie qui décident. Ici, nous ne faisons pas d’étude de marché, pas de panel consommateur… Je décide des histoires que je vais raconter. C’est ainsi que j’ai travaillé sur le dernier né L'Ombres des Merveilles. Depuis sa création en 2004, j’ai un attachement tout particulier pour l’Eau des Merveilles. J’ai toujours trouvé sa formule lumineuse, son accord surprenant. Ce conte olfactif est l’expression en parfum de la vision du merveilleux chez Hermès. Toucher une icône est intimidant mais aussi extrêmement stimulant. Je passe à la création après une phase d’observation, de compréhension profonde de la formule. Je veux en comprendre les rouages, en décoder les mystères. Et puis je me plonge dans la création sans appréhension, ce qui me permet d’aller assez loin. Une fois l’idée trouvée, aucune étape ne me semble difficile, je crée dans le bonheur. Je n’ai d’autres contraintes que celles que je m’impose. Je suis libre et j’ai le temps. C’est un luxe absolu qui me permet d’aller là où personne ne va. 

ELLE. Quel serait le lien entre vos différentes créations ?
Christine Nagel. Il y a peut-être dans ma parfumerie quelque chose de tactile, de texturé, une sensibilité particulière à la matière, au toucher, à la sensualité de la main. On parle souvent à mon propos d’une parfumerie physique. Je cite Rodin « pour donner plus d’ampleur à mes figures, je leur donne plus de vie, je les exagère et j’obtiens plus de vie ». C’est tout à fait vrai de mes parfums, je m’y retrouve. J’accentue le trait, je force la matière. Mes parfums ne sont jamais linéaires. Lorsque je découvre une matière, je veux aller jusqu’au bout, la travailler, l’expérimenter, et l’amener où je veux, en repousser les limites. Je veux la forcer, la dompter. Je travaille court avec peu de matières premières car je suis convaincue que l’essentiel est forcément simple.
 
ELLE. Avez-vous constaté une évolution dans la parfumerie depuis vos débuts ?
Christine Nagel. Elle est spectaculaire. Depuis que j’exerce ce magnifique métier, la parfumerie a changé et s’est adaptée à toutes les époques. La parfumerie de grande distribution est apparue, elle s'est adaptée aux goûts de chacun. Les noms de parfumeurs ont été mis en avant. Les mutations sont multiples autant sociologiques, économiques, qu’artistiques ou techniques. Et technologiques bien sûr, car de nouveaux procédés d'extraction des matières, des nouvelles molécules, des outils de connaissance et d'analyse ont bousculé la façon de concevoir le parfum. Quant à prédire le futur, je ne le veux pas, car parler de tendance c’est déjà parler du passé.

« Il faut sentir, sentir et encore sentir pour construire une mémoire des odeurs. »

ELLE. Quelle est la place des femmes dans ce milieu ?
Christine Nagel. J’appartiens à une génération où il y avait très peu de femmes parfumeurs, c’était un métier quasi exclusivement masculin. Les temps ont bien changé. La féminisation de la profession de parfumeur est en cours. Il n’est qu’à voir les étudiants des écoles de parfumerie. Plus globalement, je suis enthousiasmée par les évolutions rapides de la condition des femmes. Nous devenons de plus en plus présentes même dans des domaines habituellement masculins car c’est vrai dans le parfum mais aussi dans la mode. Malgré tout, il y a toujours la même difficulté que pour toutes les femmes dans tous les métiers du monde : être engagée sur tous les fronts. D’avoir une injonction de réussite sur le plan personnel et professionnel. Le mythe de la super woman, bonne épouse, bonne mère et bonne professionnelle.
 
ELLE. Quels conseils donneriez-vous à une personne qui souhaite devenir nez ?
Christine Nagel. Il n’y a pas d’art sans technique. L’image de la danseuse est explicite. Sa grâce, ses pas, son aisance sont le fruit d’un travail acharné, d’heures de gamme et de répétition, d’une discipline de fer. C’est tout aussi vrai pour un parfumeur ; Il faut sentir, sentir et encore sentir pour construire une mémoire des odeurs afin de raconter une histoire. Mais le parfum n'est pas un produit froid. Il est une composition de savoir et d'émotions, habité de rêves, de souvenirs. Alors je crois qu’il faut cultiver sa curiosité au monde et une ouverture d’esprit, une sensibilité qui permet d’en capter la richesse sans omettre une certaine générosité et la volonté de partager. Enfin, il ne faut pas avoir peur de ses propres aspérités. Ce sont elles qui donnent le petit supplément d’âme.




July 11, 2020 at 09:02PM
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